Ushiro waza, une exploration sensible et martiale.

Ushiro waza  : technique d'aïkido réalisée pendant un démostration à Brest

J’ai longtemps travaillé les techniques arrière (Ushiro waza) à partir d’une situation prédéfinie bien connue de la plupart des aïkidokas : Uke (celui qui attaque et reçoit la technique) et Tori (celui qui reçoit l’attaque et exécute une technique) se font face. Uke saisie la main de Tori et passe dans son dos pour réaliser un étranglement, une saisie des deux poignets, des deux épaules etc. Tori profitant du mouvement de Uke réalise une technique. Il existe bien sûr des variations dans l’exécution de ces mouvements. La justification de cette situation pédagogique est que, lors d’un combat, l’un des protagonistes est susceptible de passer dans le dos de son adversaire, il faut donc apprendre à agir en conséquence.

C’est une façon que j’ai totalement abandonnée. A mon sens, commencer l’étude des Ushiro waza de cette manière, ne développe qu’à la marge les compétences d’action face à un passage dans le dos de l’adversaire. Elle ne permet pas non plus d’agir correctement sur une attaque arrière efficace. Cette forme de passage dans le dos correspond davantage à un travail de lien, d’écoute et de rythme dans une action plus symbolique que martiale.

Les Kaeshi waza pour appréhender les interactions entre Tori et Uke

Dans mes cours d'aïkido, le travail du passage dans le dos et les actions qui s’y réfèrent, s’effectuent in situ, lors de l’entraînement au Kaeshi Waza (retournement de technique) : par l’apprentissage technique, et par l’exploration de mouvements réalisés spontanément.  Uke et Tori cherchent tous deux à prendre avantage de la situation. Sur une attaque correcte, il est très difficile pour Tori de passer dans le dos et d’agir avec pertinence. C’est encore plus vrai lorsque Uke poursuit son action offensive sans temps d’arrêt à la fin de la première attaque. Pour Uke, il est très ardu de s’adapter instantanément à la fin de sa première attaque. Tori ne va pas forcément réaliser une technique classique, les frappes pouvant suffire. Ce travail des Kaeshi Waza, est très exigeant pour Tori et pour Uke. Il offre la possibilité de développer une grande sensibilité à l’action. 

Une façon pragmatique d’envisager Ushiro waza.

Le travail en Ushiro waza s’effectue en attaquant directement le dos de Tori. Cette étude, tout comme celle des Kaeshi Waza, me semble fondamentale pour appréhender clairement le contexte martial et les interactions entre Tori et Uke. Elle a aussi la potentialité de développer des compétences martiales concrètes.

L’Aïkido est une pratique moderne qui trouve ses racines et son sens, d’un point de vue martial, dans un passé qui semble très lointain et souvent totalement déconnecté de nos réalités de vie.

Théoriquement, si je cherche à éliminer une personne ou à la mettre hors d’état de combattre, quelle qu’en soit la raison, pourquoi lui faire face et m’annoncer ? Minimiser les risques en utilisant le contexte le plus favorable pour atteindre mon objectif, tout en cherchant à assurer ma propre préservation, me semble être un choix logique. Il n’y a pas d’héroïsme naïf dans la logique de survie. Dans ce contexte, l’étude des Ushiro waza prend tout son sens.

Pour le Uke, l’objectif ne peut donc se limiter à venir saisir dans un semblant de contrôle debout. Il est d’ailleurs martialement peu intéressant et dangereux de chercher à immobiliser quelqu’un debout. C’est d’ailleurs presque impossible lorsque la différence de gabarit est importante. Peu importe l’attaque, elle ne doit avoir que deux objectifs : le contrôle et/ou la destruction.

Il existe pléthore d’attaques arrière fonctionnelles. Je pense qu’il faut en étudier de nombreuses avec application. Pour Tori, plus les contraintes sont exigeantes plus la compréhension et les compétences développées sont importantes.

La pédagogie.

Apprendre à recevoir. 

J’apprends d’abord aux pratiquants à réaliser les attaques sur saisies avec amenée au sol ou/et frappes et sur étranglements avec amenée au sol ou non. Les pratiquants apprennent à recevoir et à accueillir pleinement ces attaques. Il convient de les étudier à des vitesses très progressives mais sans temps d’arrêt. Tori a ainsi le temps de conscientiser sa posture et son état d’être, d’affiner sa sensibilité au mouvement du Uke, de déplacer sa conscience dans son propre corps et de ressentir de plus en plus nettement Uke. Cela permettra par la suite d’agir de façon sensée et fluide. 

La logique technique.

Les formes techniques étudiées doivent impérativement respecter les principes d’Awaze (s’harmoniser) et Musubi (s’unifier). Sur une attaque arrière efficace, il n’y pas de temps pour la conceptualisation, pour le mental. Toute fixation du corps, de ses appuis ou de son esprit conduit à l’échec car l’attaque, elle, ne s’arrête pas. Rechercher à fixer l’attaquant mène aussi à une impasse. Si l’attaquant perçoit que son mouvement est stoppé, fixé ou qu’il perd sa position ascendante, il modifiera son attaque. Si son attaque est une saisie, il lâchera pour agir autrement.  Il n’y a que les Aïkidokas qui se compromettent en maintenant leurs saisies à tout prix.  Pour que le travail technique soit pertinent, la recherche de liberté d’action et de mouvement ne doit pas être l’apanage de Tori, laissant Uke dans une position de passivité et de soumission. Les techniques arrière, quelle que soit l’attaque, doivent fonctionner même si le Uke lâche sa saisie. Elles doivent donc être harmonisées, unifiées, fluides et la prise d’ascendance, le retournement de la situation, doivent être immédiats.

L’importance de l’incertitude.

Après l’apprentissage technique, je propose aux élèves de travailler sur l’incertitude. L’une des problématiques principales de l’attaque arrière est l’élément de surprise. Il est intéressant de travailler sur des attaques variées et non déterminées pour obliger le Tori à se placer dans un état neutre lui permettant d’agir et non pas réagir aux différentes contraintes. Les pratiquants, progressivement, se libèrent des formes pour agir avec spontanéité.

La perception de l’intention.

Parallèlement à ces exercices, il convient de développer la perception de l’intention. Une attaque arrière n’est pas forcément une saisie puis une frappe ou un étranglement. La frappe ou le coup de couteau peuvent survenir directement ou en simultanée avec la saisie. Si l’on ne perçoit pas avant le contact, il n’y plus d’espace ni de temps pour l’action. L’accueil du mouvement et la notion d’Awase et Musubi amènent progressivement à une perception plus subtile du mouvement de l’adversaire.  Ils ouvrent la voie à l’exploration spécifique de cette potentialité qu’est la perception de l’intention. C’est une capacité indispensable pour approfondir la compréhension du Budo. 

Ushiro waza, un terreau propice à l’exploration. 

Au-delà de l’aspect martial, le travail d’Ushiro Waza, s’il est étudié rigoureusement, permet de se confronter à ses propres appréhensions, tensions, fixations, limitations. C’est un cadre d’exploration très riche qui permet d’apprendre à mieux se connaître. Si le cadre est bien défini, il devient difficile de tricher, de rationaliser à posteriori. Le mouvement jaillit ou pas. En conséquence, cette recherche amène beaucoup d’humilité, accueillir le réel est loin d’être simple…

Article écrit par Tanguy Le Vourc'h, publié dans Dragon magazine n°28
Crédits photo : Daniel Molinier