Remise en question de la relation Uke-Tori en Aïkido

Depuis le début de mon apprentissage en  Aïkido, j’ai eu la chance de rencontrer un certain nombre de maîtres d’Aïkido, de Budo ou de Bujutsu, les principaux étant Maître Tamura, Maître Kuroda, Maître Hino et Maître Akuzawa. J’ai consacré beaucoup de temps à tenter de développer leurs capacités, à essayer de ressentir leurs ambiances de corps et à les vivre. Comprendre le sens qu’ils donnent ou donnaient à leur pratique, à leur système (corporel, technique, tactique, stratégique, philosophique) m’a beaucoup intéressé et questionné, surtout ces 6 dernières années où mon entraînement a été plus conséquent.  J’ai le sentiment que ces maîtres transmettaient et transmettent essentiellement le fruit de leurs recherches actuelles, dans tous les cas leurs interprétations personnelles et sensibles de leurs arts au présent. Je serai toujours reconnaissant pour leurs précieux enseignements.

J’ai cependant pris conscience que s’il est important de s’immerger complètement dans la pratique proposée et de faire la part des choses dans les différents enseignements, il est essentiel  d’étudier au dojo une forme qui fasse sens pour soi. L’aphorisme : « Qui imite le maître réalise le singe » est un leitmotiv important pour moi.  Je trouve simpliste et un peu facile de me cacher derrière les travaux ou les compétences de mes maîtres et de me contenter comme réponse aux questions de mes élèves : «  Fais ci. Mon maître le faisait », « Fais cela, tu comprendras dans 10 ans, 20 ans » ou encore : « Il faut une vie pour comprendre ». J’ai toujours eu la sensation que ce genre de propos a comme seuls objectifs que de conserver un pseudo pouvoir sur l’élève et de masquer son ignorance en esquivant le simple et honnête  « Je ne sais pas ».

Il y aura toujours beaucoup de « Je ne sais pas » dans ma recherche personnelle, j’ai cependant pris le parti d’étudier et de transmettre à mes élèves une façon de travailler qui correspond à mes conceptions de l’Aïkido tout en leur laissant l’espace nécessaire pour expérimenter par eux-mêmes. L’art martial est pour moi l’art de la survie au combat, l’Aïkido une voie de transcendance de la dualité. La martialité est le support, le moyen. Il ne s’agit donc pas d’esquiver la dualité, de l’éviter en répétant des chorégraphies où le Uke symboliserait la dualité. Il s’agit à mon sens de vivre pleinement l’art du combat pour le dépasser.  Il m’a toujours semblé illusoire et dangereux de parler de non résistance, de non-violence, d’harmonie sans ressentir  face à soi  le véritable danger.  Je tente maintenant de me garder des fantaisies et illusions, des concepts qui ne sont pas vécus corporellement. J’en suis arrivé à la conclusion que dans ma pratique de l’Aïkido, avec l’étude du mouvement, seul le sens du combat et les contraintes qu’il impose peuvent amener à mieux me connaître, à chercher plus profondément en moi.  J’ai eu trop longtemps l’impression de passer à côté de ce qui me semble essentiel. Cette recherche du sens  m’a amené  à reconsidérer  la forme de mon travail en Aïkido car beaucoup de supports d’études ne me correspondent plus. 

Voici les éléments que je souhaite modifier impérativement dans le travail de Uke  et donc dans l’expérience des différentes contraintes.

Diminuer la largeur, l’épaisseur  des attaques, effacer les ouvertures au maximum

Supprimer les appels lors de la réalisation des attaques

Augmenter la vitesse et la puissance des attaques

Réaliser des attaques pour une action : venir saisir le poignet pour saisir le poignet me laisse dubitatif. On vient saisir pour frapper ou pour réaliser un mouvement fonctionnel. De la même façon si vous frappez, c’est pour toucher. Votre attaque doit avoir un potentiel destructeur important. Il ne sert à rien d’attaquer pour recevoir la technique.

Réaliser des attaques qui permettent une continuité de l’action offensive ou qui donnent la possibilité de revenir instantanément à une défense et à une contre riposte efficace. L’attaquant doit pouvoir et doit chercher à enchaîner ses actions. A l’issue de l’attaque, ne pas se figer comme un roc en attendant de subir une quelconque technique ou frappe. De même, l’attaquant doit tenter de récupérer (si  Tori l’a déséquilibré) son équilibre pour poursuivre son attaque.

Utiliser davantage la seconde main pour poursuivre l’action offensive.

Ne pas se jeter de façon suicidaire dans l’attaque en s’élançant sans retenue.

Ne pas continuer à saisir si une autre action est envisageable. Je ne comprends pas l’intérêt de maintenir la saisie alors que l’on se trouve dans une situation de vulnérabilité.

Ne pas chercher à créer le lien. Le lien est déjà présent dans le combat dans la mesure où l’attaquant cherche à agir sur vous. C’est la façon dont on vit le lien qui importe.

Ne pas attaquer sur une sollicitation grossière de Tori. Si la sollicitation est visible, il n’y a aucune raison de s’y engouffrer. 

Les rôles de Uke et Tori doivent être interchangeables à tout moment. Selon moi, Il n’y a pas de défense en Aïkido, sinon on est tributaire de l’action de l’autre. Où est donc la liberté dans ce contexte ? Tori doit  pouvoir prendre l’initiative à tout moment.

Développer l’incertitude des attaques. C’est un élément qui est peu travaillé en Aïkido et qui me semble être essentiel. Réaliser un beau mouvement  lorsque l’on sait d’où part le coup et où il arrive est une chose et cela fait partie de l’apprentissage.  Mais cela n’a d’intérêt que si l’on s’entraîne ensuite à le réaliser dans des situations de plus en plus libres.

Développer des situations de plus en plus libres avec des attaques non codifiées. Les attaques en Aïkido permettent de se rendre compte de l’ensemble des angles d’attaque et des tactiques à mettre en place. Lorsque ces éléments commencent à être intégrés il me semble judicieux de les intégrer dans une plus grande variété de gestes et de situations. Un art martial doit permettre  de développer une capacité d’adaptation optimum. 

Bien sûr cela demande des aménagements pédagogiques. La logique de l’Aïkido n’est pas celle des sports de combat et la plupart des techniques réalisées pleinement sont dangereuses. Il faut donc faire évoluer l’intensité et l’incertitude de façon graduelle, de façon à ne pas inhiber l’action de Tori qui risque, soit de ne pas oser entrer pleinement de peur de blesser son partenaire, soit d’être écrasé par un niveau d’attaque trop important pour ses capacités.  Il faut donc amener les choses progressivement et créer un cadre de travail relativement sécurisé.

Nous avons en Aïkido une gamme d’attaques  très intéressante même si l’on se contente de la nomenclature de base. Certaines d’entre elles sont même interdites dans la plupart des sports de combat, mais elles sont souvent travaillées si caricaturalement qu’elles en deviennent presque ridicules. Et à problème facile, réponse facile. Or rien ne me semble facile dans l’art du combat. Si l’on souhaite faire évoluer le niveau en Aïkido et éviter de devenir la risée du monde martial, il me semble déterminant de faire évoluer le système des contraintes et des interactions entre Tori et Uke. 

Tanguy Le Vourc'h pratiquant l'Aïkido, la relation Tori Uke