Le Kamae, une étude du mouvement

Kamae au sabre, la garde en mouvement en aïkido

L’Aïkido est un art aux expressions multiples. Si les différents courants d’Aïkido ont en commun des notions telles qu’Irimi, Tenkan, Awase, Musubi, l’expression de ces principes est parfois extrêmement différente. La logique martiale et son contexte théorique, les interactions entre Tori et Uke et la façon de mouvoir le corps peuvent être diamétralement opposées. La position de garde ou Kamae est un marqueur fort de ces divergences.

Le contexte Martial

Dans ma pratique et mes cours, d’un point de vue martial, je pars du postulat que l’attaquant est plus fort physiquement, plus véloce, potentiellement armé et/ou accompagné. L’attaque peut survenir de directions et de distances différentes. Ces contraintes sont extrêmes et nous interrogent sur les compétences développées par les guerriers de l’ancien temps qui partaient sur le champ de bataille à 14 ans… Le but dans ce contexte n’est pas de gagner mais d’optimiser ses chances de survivre. La logique martiale est basée ici sur l’incertitude et l’impérative nécessité de l’adaptation et de l’action immédiate sans garantie de succès.
Pour agir pertinemment face à ces enjeux de survie, si l’apprentissage technique, tactique et stratégique est indispensable, il doit être accompagné par le développement d’une logique interne de mouvement, cohérente, au service de compétences martiales objectives. 
Le Kamae est une manifestation particulièrement représentative du niveau d’intégration des compétences martiales et de sa façon de mouvoir le corps. 

Le kamae, quel qu’il soit, est la position d’où va naître le mouvement. Par extension, on peut percevoir l’interaction entre Tori et Uke, comme une succession de passages d’un kamae à un autre, jusqu’à la résolution du conflit. Les déplacements, les techniques, les atémis, découlent des possibilités qu’offre votre Kamae à un temps donné, dans une situation donnée. 
La problématique est de prendre l’ascendant sur l’adversaire par la prise d’une position avantageuse et la préservation d’un état de disponibilité corporelle.

Les kamae fondamentaux 

Nous utilisons dans notre dojo trois positions de garde fondamentales pour le travail aux armes et à mains nues, pour apprendre à agir efficacement quelles que soient l’attaque et/ou la phase de l’affrontement: Shizentaï(littéralement position naturelle) , Hanmi (littéralement moitié de corps)  et Hitoémi (littéralement une épaisseur de corps). 
Je ne décrirai pas le placement des bras pour rendre compte de ces positions, il est trop fluctuant, en permanence adapté à notre situation, à l’utilisation ou non d’une arme et à la position de l’adversaire.

Shizentaï (littéralement position naturelle)

Dans cette garde, le pratiquant est debout, de face, pieds parallèles, il occupe 100% de la largeur qu’il peut avoir face à un adversaire.

La garde Shizentaï

 

 

Hanmi (littéralement moitié de corps)

Le pratiquant est debout, un pied devant l’autre, de biais. Il n’occupe plus que la moitié de sa largeur maximale. Le pied avant, le genou et l’intérieur de l’épaule sont alignés. Le bassin est sur le même axe que la ligne des épaules. La ligne décrite par le sommet du crâne et le sacrum est basculée légèrement vers l’avant sans déplacer le bassin vers l’arrière.   Le pied arrière est dans une ouverture de 45 à 90 degrés par rapport au pied avant. Le talon du pied arrière est aligné aux orteils du pied avant.

La garde Hanmi (littéralement moitié de corps)

 

 

Hitoémi (littéralement une épaisseur de corps)

Le pratiquant est debout, il occupe la plus petite largeur possible face à un adversaire. Le pied avant, le genou et l’épaule sont sur un même axe.
Le bassin et la ligne des épaules sont aussi sur un même axe. La ligne décrite par le sommet du crâne et le sacrum, est basculée légèrement vers l’avant sans déplacer le bassin vers l’arrière. Le pied arrière est ouvert entre 90 et 135 degrés par rapport au pied avant.  Le talon du pied avant est aligné au centre du pied arrière.

La garde Hitoémi (littéralement une épaisseur de corps)

 

Structurellement, dans ces trois positions, le poids est placé sur le bol du pied, sur la ligne créée par la séparation du gros orteil et du second. Les orteils sont relâchés.
Les genoux sont fléchis. Le bassin est bas, le sacrum tombe. On parle de « tomber dans les hanches ». Ce placement du bassin ne peut être réalisé sans un certain relâchement au niveau du plexus solaire. La courbure lombaire s’efface légèrement. Le sternum est en position neutre. Les omoplates sont ouvertes, les épaules basses. Les clavicules sont en position neutre, ce qui permet une ouverture de la gorge.  Le menton est légèrement rentré pour aligner les cervicales, ce placement est réalisé par une très légère rotation de la tête vers l’avant à partir d’un axe situé au niveau de l’oreille. 
En Hanmi et Hitoemi, le poids est légèrement plus important sur la jambe avant ou réparti de façon équivalente.
Ces différents placements osseux permettent notamment à la colonne vertébrale d’occuper tout son espace sans restriction.
Ces positions ont bien sûr un certain degré de flexibilité. En fonction de l’action réalisée, de morphologies particulières ou de traumatismes corporels, des ajustements peuvent être réalisés. 
L’état du corps, sa disponibilité,  prime  sur la forme. Il me semble important de trouver un enseignant qui sera à même de vous guider vers la construction d’un Kamae de plus en plus pertinent.

La base des exercices de relâchement musculaire consiste à ressentir l’effet de la gravité, à laisser couler le poids dans le sol. Debout, on cherche alors à relâcher un maximum de zones musculaires vers le sol en conservant sa posture. Ce relâchement aide à éliminer les crispations et contractions inutiles. C’est une base très importante, mais notre étude est différente, nous cherchons à nous relâcher au maximum dans toutes les directions, sur tous les plans, tout en préservant l’intégrité de la structure corporelle. Il est également important de développer une immobilité optimale de l’ensemble du corps et de ses parties. Cela génère une sensation d’expansion du corps, de légèreté. Le degré de tonus musculaire nécessaire pour le maintien de la forme et de son état, est harmonisé sur l’ensemble du corps en position statique et en mouvement. Nous cherchons à développer un état de corps permettant le mouvement immédiat, de chaque partie du corps, sans préparation. Cette ouverture du corps impose aussi une libération des articulations. Les articulations sont ouvertes, libres de toutes sensations de pression, de lourdeur ou de fixation. A mesure que le corps se détend et s’ouvre, la respiration physiologique se place naturellement. 
Visualiser un contact des pieds au sol de plus en plus fin peut être une aide pour actualiser cette ambiance corporelle. Nous recherchons l’équilibre dans des situations toujours en mouvement, non la stabilité.
Quand cet état de corps lié à la structure osseuse, au tonus musculaire et à l’ouverture articulaire commence à s’intégrer, d’autres sensations corporelles plus fines apparaissent.

Un kamae construit par le mouvement

Cet état de corps est construit par l’intégration  progressive de certains principes d’utilisation du corps utilisés au sein du Kishinkaï Aïkido: l’absence de poussée dans le sol, l’organisation du corps derrière l’arme, la capacité de dissociation, la continuité et le développement du Seichusen (la ligne). Il n’y a pas d’ordre d’apprentissage de ces principes, ils s’étudient tous de concert pendant l’étude technique, l’étude des mouvements et le travail libre, ils s’imbriquent.

Voici  une description de de ces principes, l’organisation du corps derrière l’arme :

Pour agir de façon rapide et précise, nous cherchons à effacer tous les appels, à donner le moins d’informations possibles à notre adversaire pour diminuer ses capacités de réaction. Nous cherchons donc à éviter toute préparation au mouvement. L’arme (Kissaki, main, pied…) s’engage le plus directement possible vers la cible choisie, au moment choisi. Cela impose la légèreté et une gestion du tonus juste. 
Si une personne relâche complètement le bras et la main sur une table et que très lentement il cherche à attraper un objet posé à côté de lui, il constatera qu’il y a un appel qui se crée, qu’il doit d’abord décoller sa main de la table avant de bouger. A l’inverse, si la personne a la main et le bras posés mais contractés, il devra se relâcher avant de bouger. Là encore, le mouvement ne partira pas de la main directement. 
Ce n’est pas différent s’il cherche à aller vite. Le mouvement sera effectué en deux temps, il y aura une préparation du geste, d’autres zones du corps auront bougé avant la main, le geste deviendra plus lisible. 
Dans un contexte martial, où les armes peuvent être utilisées, et où l’attaque peut jaillir à tout instant, cela peut être fatal. Nous privilégions donc un état de légèreté globale où le mouvement pourra débuter de n’importe quelle zone corporelle par un relâchement et une extension simultanés afin d’effacer tout signal de départ. 

Organiser le corps correctement derrière l’arme  développe un état de disponibilité, une mobilité et une coordination fine de l’ensemble des segments, muscles et articulations.
Nous ne cherchons pas à créer des blocs, des connexions, ou arcs de force dans le corps. Nous cherchons à mobiliser de façon dissociée le maximum de composantes corporelles en les coordonnant à des rythmes différents pour servir le mouvement. Il y a plusieurs raisons à cela. 
Sur un Tsuki par exemple, plus le nombre de composantes utilisées est élevé, plus l’effet sur la structure adverse au moment du contact est important, à condition que ces éléments soient toujours en mouvement et dans une cohérence de forme et d’état. Si l’adversaire pare le poing, il ne perturbera que le mouvement du bras, le reste du corps pourra poursuivre son action offensive sans temps d’arrêt.  La coordination des parties dissociées à des rythmes différents permet aussi de jouer sur les temps de mobilisation de certaines parties du corps dans l’attaque pour améliorer l’efficacité du geste. 
Sur une attaque Shomen Uchi, venant de la main arrière, la main monte en premier. Pour éviter un contre évident, la phase descendante de la coupe commence juste avant que le pied arrière franchisse la ligne du pied avant. La coupe se termine juste avant la pose du pied. Ainsi le poids du corps pourra être transféré en grande partie dans l’adversaire et non totalement vers le sol. Cela permet aussi de mobiliser les deux pieds dans d’autres directions si l’on perçoit que l’attaque est sur le point d’être interceptée. 
Cette coordination des parties dissociées à des rythmes différents permet aussi de restructurer la forme dès qu’elle a été perturbée ou de jouer sur les rythmes d’engagement des différentes composantes du mouvement pour perturber les perceptions de l’adversaire.
Organiser le corps derrière l’arme n’implique pas seulement un départ de mouvement sans appel et la mobilisation d’un maximum de parties du corps de façon dissociée, cela nécessite aussi la capacité de passer d’un Kamae correct à un autre, de préserver la forme dans le mouvement, dans la transition. C’est parce que tout bouge que rien ne semble bouger et que le mouvement est plus difficile à percevoir.  
Si l’on cherche à frapper Tsuki avec le bras avant et à se déplacer le plus directement possible,  comme c’est le cas dans un passage de Hanmi à Hitoémi ou de ShizentaÏ à un autre Kamae, l’ensemble des composantes corporelles doit s’organiser pour servir cette intention. Sans poussée dans le sol et sans transfert de poids préalable pour ne pas faire d’appel, le corps pour accompagner la main doit « tomber ». Les hanches vont s’ouvrir. Les différents muscles à droite et à gauche du rachis vont se mouvoir dans des directions différentes, par extension et relâchement,  à l’image d’une cloison japonaise. Le pied et le genou de la jambe avant vont s’avancer, la jambe arrière est déjà libérée. Le corps est encore en mouvement quand le poing rentre dans la cible. La main arrière est levée, le coude protégeant les flancs. Le pied avant se pose avec légèreté pendant ou juste après l’impact.  Le genou est relâché. Le pied avant, le genou et l’épaule sont alignés. Le poids du corps ne s’écrase pas dans le sol. Le poids et l’énergie du mouvement rentrent dans la structure adverse en ligne droite. L’intention, le Seichusen,  l’état de légèreté et d’expansion du corps ont été maintenus tout au long de l’attaque. Le corps est encore en éveil, disponible pour une poursuite de mouvements dans la continuité de la première attaque. 
Si cette organisation corporelle permet, dans une grande rapidité, de passer d’un Kamae adéquat à un autre, elle génère aussi un mouvement très incisif, effilé, où le corps est protégé autant que possible derrière l’arme, laissant peu d’ouverture à l’adversaire. 

Passage d’un Kamae à un autre, le corps s’organise ici derrière le Kissaki

Passage d’un Kamae à un autre, le corps s’organise ici derrière le Kissaki

Le Kamae, une présence au monde

Il s’agit là de la description de principes. Tout comme le Kamae, ils sont  toujours perfectibles, sans cesse à étudier, à explorer, à approfondir. Il me semble important, d’interroger le contexte martial, les aptitudes que l’on développe, les principes que l’on utilise et les formes techniques qui en découlent. Il est crucial de donner du sens à la pratique quel que soit le but que se donne le pratiquant. 
Etudier ces logiques internes de mouvement est une introspection corporelle, un Misogi. 
Plus l’étude avance, plus le corps s’ouvre. La perception de soi et des autres s’affine. En contrepartie, les tensions et les blocages apparaissent  nettement, tout comme l’impact des émotions, des pensées sur le corps et le mouvement. Il faut donc continuer de creuser, de polir et de forger. L’Aïkido est pour moi une voie de réalisation par le corps. Devenir si ouvert, si vide qu’il n’y a plus rien à saisir est un idéal.
La garde n’est évidemment pas qu’une question corporelle, c’est surtout un état de l’esprit, une présence au monde mais je crois sincèrement que l’état de Mushin peut être aussi réalisé par le corps.

Article écrit par Tanguy Le Vourc'h, publié dans Dragon magazine n°23
Crédits photo : Daniel Molinier et Amine Benchekroun