Le travail du rythme en Aïkido

Démonstration d'aikido à Brest

Quand je pense au rythme dans les arts martiaux ou les sports de combat, c’est rarement l’Aïkido qui me vient à l’esprit. Je visualise plus aisément les combats de boxe ou les assauts d’escrime occidentale. Ce sont des arts où la notion d’échange, de dialogue est primordiale. On parle même de phrase d’arme en escrime. Le but est de gagner le duel dans les règles. Dans les arts de survie comme l’Aïkido, il s’agit de ne pas perdre. Il y a donc moins d’opposition, la tactique, la technique et le rythme sont différents. 

Dans la plupart des arts martiaux, on pourrait définir comme base rythmique la réalisation d’une attaque simple. Ce que les escrimeurs appellent le temps d’escrime. Ce temps fluctue en fonction des capacités du pratiquant. Cette base rythmique, très en lien avec la notion d’intervalle, d’espace/ temps, va organiser les interactions des tireurs. Aucun geste ne peut être réalisé si l’on néglige la capacité de l’adversaire de prendre ce temps, de saisir cette opportunité. Chaque erreur de distance, de construction d’attaque ou de défense est directement sanctionnée par l’attaque de l’adversaire. Le rythme des phrases d’armes se construit de cette façon. On pourrait transférer ces notions au sabre japonais ou à tout art martial. 

Il existe évidemment une notion de rythme dans les techniques d’Aïkido et dans leurs  temps de réalisation, ce sont des rythmes simples en un, deux, voire trois temps. Cela s’explique en partie parce que l’idéal de l’Aïkido est l’harmonisation spontanée et immédiate  aux mouvements du Uke (celui qui attaque) et la résolution fulgurante de la situation de conflit. Si ces rythmes sont épurés, ils sont extrêmement difficiles à réaliser dans un contexte de combat ouvert. 

L’entraînement classique en Aïkido consiste généralement à l’étude de techniques réalisées sur une attaque en un temps. Le pratiquant s’applique à réaliser la technique en se calant au préalable sur le rythme de l’attaquant. La situation d’opposition est, elle aussi, réduite à sa plus simple expression pour étudier la phase la plus  essentielle du combat, celle où le Uke s’engage pleinement. 

Si cette méthode d’entraînement peut suffire à des personnes ayant une grande expérience du conflit, elle peut aussi entraîner les pratiquants dans une pratique illusoire et superficielle.

Pour la majorité des pratiquants, à force de concentrer leurs attentions sur la réalisation technique, l’attaque est trop souvent délaissée et  devient uniquement un support, une posture sur lequel  tori (celui qui réalise la technique) place son rythme de mouvement. Parfois la technique est même réalisée sans prendre en compte les opportunités de l’attaquant, en perdant de nombreux temps.  La dynamique s’inverse. Ce n’est plus Tori qui s’harmonise aux mouvements du Uke mais le Uke qui, une fois l’attaque lancée, si on peut encore parler d’attaque dans cette situation, s’harmonise aux mouvements de Tori.  Ce contre sens est fréquent et dénature l’esprit de l’entraînement. 

A l’instar de l’escrime,  l’attaque se doit d’être une action offensive réelle, le Uke doit rentrer et poursuivre son attaque. Il doit chercher à impulser son rythme. Comme nous l’explique souvent Hino Sensei, c’est lui qui a le rôle principal. Les simulacres d’attaque nuisent considérablement à la pratique et à la compréhension du rythme du combat. 

Pour mieux appréhender le rythme et apprendre à le varier, il est aussi essentiel d’étudier en profondeur les kaeshi  waza (retournements) : apprendre à rester avec l’autre tout au long du mouvement et chercher  par les variations de rythmes et de placements, à reprendre l’avantage. L’interaction entre Uke et Tori devient plus riche, plus libre. Le rythme devient prépondérant dans le succès de l’action.

Le travail de l’incertitude est aussi un élément important, il est évidemment plus simple de s’harmoniser au mouvement de l’autre quand on le connaît à l’avance… Apprendre à agir avec unité sans contrôler la situation, sans anticiper le mouvement connu permet de développer un rythme juste.

Pour les pratiquants avancés, supprimer les rôles de Tori et de Uke est une manière d’appréhender le rythme en profondeur. Chacun peut déclencher l’attaque quand il le souhaite ou chercher à faire déclencher l’attaque, les actions offensives peuvent être plus élaborées. En plus du rythme des mouvements physiques, la perception des intentions et de leurs rythmes apparaît alors avec plus de netteté. 

Maître Mochizuki, lors d’un repas organisé par Léo Tamaki, nous expliquait ses entraînements avec maître Ueshiba à Iwama pendant ses vacances d’été. Il était accompagné de Maître Saïto. Les entraînements consistaient à attaquer Ueshiba Sensei  de 9h30 à 12H. Bien loin des démonstrations filmées où les gestes du fondateur étaient présentés avec beaucoup de rondeurs et d’amplitude, Ils attaquaient librement et se retrouvaient projetés ou frappés, ne sentant que le vide et le frôlement du corps de Ueshiba qui esquivait leurs attaques avec l’épaisseur d’un papier à cigarette. C’est l’idéal de l’Aïkido. Ces capacités de gestion du temps, de l’espace et du rythme sont si élevées qu’il est tentant d’arranger les contraintes et l’étude à notre convenance pour développer une sensation de maîtrise. Mais la pratique dans ces situations tronquées perd de son authenticité et de sa profondeur. Se soustraire au rythme du combat nous enferme dans une cage dorée et ne génère qu’illusions. Etudions pas à pas avec sincérité et humilité pour que l’Aïkido reste un art vivant, ancré dans la réalité.

Article écrit par Tanguy Le Vourc'h, publié dans Dragon magazine en 2018