Inspirations et aikido

Tanguy Le Vourc'h, pendant un cours d'aikido à Brest

Dans mon parcours encore jeune d’Aïkidoka, j’ai eu la chance de rencontrer des adeptes de très haut niveau qui m’ont beaucoup impressionné et inspiré.
Je ne parlerai dans cet article que des maîtres qui orientent ma pratique actuellement : Maître Tamura, Maître Kuroda et Maître Hino.
Il y aurait beaucoup à dire sur ces maîtres d’exception et d’autres que moi  les ont côtoyés d’avantage. Je voudrais donc simplement partager avec vous des moments vécus, des sensations perçues qui m’ont particulièrement marqués, troublés.  Il est toujours difficile de parler de ses propres perceptions car elles sont  très subjectives mais peut-être y trouverez-vous un intérêt pour votre propre pratique.

Avant de m’investir dans l’étude de l’Aïkido, je pratiquais l’escrime sportive. J’avais un niveau modeste mais cette pratique me passionnait.
Lorsque j’accompagnais mon père en stage, il arrivait que Maître Tamura joue avec moi et me conseille sur mes postures et mes déplacements. A cette période, je n’écoutais que mon maître d’arme. J’ai compris plus tard que mon niveau en escrime aurait été tout autre si j’avais suivi à la lettre les indications de Tamura Sensei.
A mes 14 ans, j’ai suivi mon père en Autriche pour un stage. Pendant les cours d’Aïkido, je répétais mes gammes en escrime. Un pratiquant surpris de me voir tout seul avec mon fleuret en avait parlé à maître Tamura. Lequel  avait été assez étonné qu’un enfant s’entraîne seul.
Le soir, à table, il m’a demandé de me mettre en garde face à lui. J’avais déjà joué avec lui plus jeune, mais là, il me semblait plus sérieux. Je me suis placé en garde à une distance de marcher fente. Il s’est positionné en garde de Ken. Bien sûr nos index faisaient office de sabre et d’épée. Naïvement, j’ai pensé que, puisqu’il était vieux et vu sa posture, il lui faudrait trois pas pour me toucher. J’ai attendu, pensant le prendre au début de son deuxième pas. Il n’a pas bougé. J’ai regardé ses yeux. J’ai eu la sensation d’être littéralement aspiré. A tel point qu’au bout d’un temps,  j’avais l’impression concrète que s’il allongeait le bras, il me touchait. J’ai eu peur, vraiment. J’ai reculé d’un pas, précipitamment. Il a quitté sa garde en riant.
En retournant à table il m’a gratifié d’un « Ah là là » et de la coutumière claque derrière la tête. Je suis resté abasourdi. C’est à ce moment-là que j’ai compris que je ne me satisferai pas de la seule pratique de l’escrime sportive.
Deux ans plus tard, j’ai arrêté l’escrime pour faire de l’Aïkido.
J’ai débuté en cours d’année dans le dojo de mon père et j’ai commencé l’été par le stage de Lesneven.  Venant de l’escrime, il y a beaucoup de choses qui ne faisaient pas sens pour moi. Pendant l’un des cours, nous travaillons sur Shomen Uchi Ikkyo. Je ne comprenais pas trop pourquoi les gens faisaient de grands mouvements amples, armés, visibles et lents alors que les attaques de maître Tamura semblaient si acérées. Maître Tamura venait souvent expliquer aux débutants pendant les cours. Il expliquait et faisait sentir les mouvements avec beaucoup de bienveillance. Un peu téméraire et un peu stupide,  je me suis demandé ce qu’il ferait si on l’attaquait vraiment et vite. Je ne voulais pas que mon attaque fasse mal,  mais juste savoir si je pouvais le toucher.
Le mouvement de Shomen m’apparaissait assez proche de l’attaque à la tête au sabre d’escrime et j’étais convaincu à ce moment d’aller plus vite que les autres…
Quand il est venu m’expliquer la technique gentiment, et m’a demandé d’attaquer, je suis parti comme une flèche. Il ne s’attendait pas à cela mais s’il a été surpris, il n’a pas réagi. J’ai vu sa tête et son buste comme tomber vers l’arrière. Je n’ai rien senti dans mon bras. J’ai chuté sans rien comprendre, sans rien percevoir.  Il a dans l’instant modifié sa forme d’ikkyo et complètement absorbé mon mouvement. Quand je me suis relevé, ses yeux ont changé, on aurait dit deux puits sans fond. Il n’y avait aucun signe de reproche ou d’agacement, juste une intensité vide.  Là, j’ai perçu, enfin ! Peu importe mon action, j’étais à sa merci. Cette absence de tension, de réaction même dans la surprise, cette capacité à changer en un instant, cette harmonisation du mouvement, cette précision,  cette sobriété, ce calme et cette présence, cette intensité apaisée m’ont profondément marqué. J’y ai vu une intégration réelle des principes de l’Aïkido.
J’ai poursuivi l’Aïkido et les arts martiaux parce que je voulais développer ces compétences et réaliser cet état d’être qui dépasse de loin la technique, aussi brillante soit elle.

La rencontre avec maître Hino a aussi été très importante pour moi.
La première fois que je l’ai vu, c’était dans son dojo à Wakayama lors d’un Master Tour organisé par Léo Tamaki en 2010. Je n’ai pas compris grand-chose. Ces formes étaient très différentes de celles que je pratiquais et mon corps était très conditionné, très fermé. De plus mes capacités de perception  étaient très limitées. Mais je trouvais son travail génial : sa légèreté, ses prises de contact, sa capacité à déséquilibrer de façon imperceptible, sa modification de la façon de bouger le corps, son utilisation du sternum, des  liaisons corporelles,  sa perception de l’intention. Je trouvais cela incroyable. J’ai donc décidé de continuer à étudier sous sa direction pour approfondir mon travail.
Un an plus tard, après les stages à Paris, je suis allé au stage de Valencia.
Un soir, à l’hôtel, je me suis retrouvé avec lui dans le hall à fumer une cigarette. Je n’osais  pas trop lui parler et je me suis dit qu’il voulait sans doute avoir un peu de tranquillité après sa journée de cours. Je me suis tenu à l’écart. Il est venu me voir et m’a expliqué que je pouvais poser toutes les questions que je voulais. Cela contrastait beaucoup avec la transmission des maîtres d’Aïkido que j’avais pu rencontrer.
Au bout d’un moment de discussion, il m’a dit : « Attaque moi comme tu veux. » Aucun enseignant d’Aïkido ne m’avait jamais dit ça ! J’étais très surpris.  Je me suis mis en garde et au moment où je pensais rentrer, il était sur moi. J’étais complètement pris. C’était une sorte d’attaque sur la préparation d’attaque  mais avant que le mouvement physique ait pu être initié. C’était sa fameuse perception de l’intention. Il m’a expliqué qu’à haut niveau le sport ne pouvait pas rivaliser avec le budo véritable.  Les sportifs s’entraînent  en analysant,  la plupart du temps le mental  guide leurs gestes, alors qu’en Budo c’est le  corps qui est mu par la conscience. Il s’est alors mis à marcher autour de moi en continuant à me regarder, ses pas étaient très légers et réguliers, sa posture et sa présence, formidables. Même avec mon faible niveau de compréhension, je ressentais qu’il n’y avait aucune ouverture possible pour aucune de mes attaques. Il m’a alors expliqué que le budo était un zen en mouvement.
C’est un des  épisodes avec Hino Sensei qui m’a beaucoup impressionné.

La dernière expérience que je voudrais partager est une parmi  celles ressenties avec Maître Kuroda, pour moi, le plus grand adepte contemporain.
C’était lors de mon deuxième stage avec lui. Un soir, au restaurant, il était venu discuter à la table où je me trouvais avec mon père.  Je lui ai posé une question sur le seishusen, la ligne centrale. Je lui ai demandé si c’était la même ligne qui était visualisée en méditation.  J’ai compris le lendemain à quel point j’avais été présomptueux de poser une question sur la méditation. Il m’a répondu par le sabre puisque la veille au soir, les explications sur le seishusen dépassaient de loin ma compréhension.
A un moment du cours de Kenjutsu, alors qu’il passait corriger tous les élèves, il s’est mis face à moi, en garde basse, la pointe de sabre proche du sol, derrière lui. J’étais en garde haute. Nous étions à bonne distance. Il m’a demandé d’attaquer quand je le souhaitais. Avant d’avoir pu ne serait-ce qu’amorcer un geste, il était derrière moi et j’étais coupé. Il a répété l’opération 5 fois. Il faisait toujours le même mouvement. Au bout de la deuxième fois, j’ai compris et perçu que je pensais mon mouvement.
Après toute ces années d’escrime ou d’Aïkido, je ne m’en étais jamais rendu compte. Il me coupait au moment où ma pensée apparaissait. Entre le temps de ma pensée et mon geste, il m’avait traversé.
Sur les 5 attaques que j’ai tenté d’initier, je n’ai pas pu descendre mon bras de plus de 10 cm. Je comprenais qu’il partait mais mon corps était trop lent, trop bloqué pour agir face à une telle rapidité. Je me suis rendu compte à quel point ma vitesse était illusoire. Là encore je suis resté quoi.
Léo en passant m’a soufflé un amical «  Hè bien,  tu as bien fait de venir ! ».
Effectivement, cela fait partie des leçons  que l’on n’oublie pas.

Les anecdotes sur ces trois géants du Budo sont légions.
J’ai partagé celles-ci car elles indiquent des potentialités du corps et de l’esprit qui dépassent l’aspect formel, les styles et courants. Je souhaite à tous les pratiquants d’arts martiaux de rencontrer un jour des adeptes de ce niveau. Cela permet de voir plus large, d’ouvrir le champ des possibles et de sortir des croyances et des aprioris sur ce qui est faisable ou pas, en expérimentant concrètement une partie de la richesse du Budo.

Ensuite, à chacun d’étudier intelligemment pour actualiser ce potentiel.